I. L’ENDOGAMIE DES GRANDES RELIGIONS : LA PÉRIODE FORMATRICE 05
5.Les Arabes, l'islam et la dhimma
Les Arabes apparaissent sur la scène de l’histoire au VIIe siècle AEC. Ce n’est pas qu’ils en aient été complètement absents auparavant mais, bien que d’après la Bible et le Coran ils descendent d’Agar, seconde femme d’Abraham, ils n’y avaient en tant que peuple et que culture, occupé qu’un rôle marginal, celui de bédouins nomades vivant dans le désert d’Arabie dans les marges des grands empires et des états du Moyen-Orient : Égypte, empires mésopotamiens successifs, Empire romain, Israël, Perse.
La relation biblique des circonstances entourant la naissance d'Ismaël (Genèse 16,12) laisse supposer que l'hostilité entre les deux rameaux issus d'Abraham/Ibrahim remonte plus haut que la fondation de l'islam par Mahomet au VIIe siècle EC. En effet la Genèse 16, 12 (éd. Louis Segond, 1959) prédit à Agar, mère d'Ismaël que sa descendance sera abondante mais que "Il sera sera comme un âne sauvage; sa main sera contre tous, et la main de tous sera contre lui".
La société arabe à l’époque de Mahomet, comme la majorité des sociétés nomades sémitiques à leur premier stade d’intégration, comme la première société hébraïque, était constituée d’un ensemble de clans patrilinéaires et endogames (clans agnatiques). Les hommes y choisissaient donc de préférence la fille du frère de leur père comme épouse. Ces clans, puis ces tribus, vivent dans un état quasi permanent de guerre les unes avec les autres comme il est courant dans les sociétés à structure clanique patrilinéaire et endogame. La guerre, qui est pour eux l’état normal des choses, est cependant fréquemment interrompue par des trêves ou des « paix » plus ou moins longues pendant lesquelles les tribus peuvent se livrer au commerce caravanier. Elles n’ont en fait en commun que leur langue, l’arabe, et une religion polythéiste dont le temple principal est la Kaaba, en fait un Panthéon où se retrouvent les divinités communes à tous les Arabes ainsi que les divinités particulières des tribus principales. La Kaaba se trouve à la Mecque, ville-marché où les tribus se rencontrent et traitent leurs affaires pendant les trêves et les périodes de paix, coïncidant souvent avec les fêtes religieuses.
D’après plusieurs anthropologues et notamment Martial Sahlins, R.-M. Netting et D. Bensimon (Israéliens : des juifs et des Arabes, pp. 374–378 et 418–4211), cet état quasi permanent de guerre est lié à la structure clanique patrilinéaire endogame. Celle-ci entraîne en effet une prolifération d’unités qui deviennent endogames – et éventuellement hostiles – après deux générations seulement. Ainsi les petit-fils de deux frères, qui auraient eu chacun deux fils, auront déjà tendance à préférer le mariage avec une des filles du frère de leur père aux petite-filles du frère de leur grand-père, soit leurs cousines paternelles au premier degré à leur cousine paternelle au deuxième degré, créant ainsi déjà une unité endogame à partir de leur père. La double tendance de l’endogamie agnatique serait donc due 1)à la segmentation sans cesse accrue de la société en unités endogames qui peuvent vite devenir hostiles 2) à la consolidation également sans cesse accrue de la « propriété » (territoires de pâture, routes, puits et plus tard propriété foncière) à l’intérieur de chaque clan. En bref, c’est la guerre des clans. Situation que résume très bien le proverbe arabe souvent cité : « Moi contre mes frères ; moi et mes frères contre mes cousins ; moi, mes frères et mes cousins contre le reste du monde ».
En fondant l’islam, Mahomet a sans doute, entre autres, voulu mettre fin à cette fragmentation ad infinitum de la société clanique et au phénomène endémique d’hostilité inter-clanique qui la rendait vulnérable aux entreprises de groupes sociaux plus cohérents, les juifs et les chrétiens. Ces derniers en effet avaient déjà depuis longtemps dépassé le stade des endogamies clanique et tribale pour les remplacer par une endogamie religieuse, plus large.
Il voulut atteindre cet objectif en proposant aux Arabes un principe d’identification qui transcendât leurs identités claniques et tribales respectives : la foi en un Dieu unique s’adressant aux Arabes, en arabe : l’islam était né. Mais en même temps ce principe « idéologique » continue et élargit le clan « génétique ». Dorénavant les Arabes musulmans pourront s’appeler « frère », terme auparavant réservé aux frères génétiques et aux cousins paternels (parallèles).
En fait, Mahomet fit avec les Arabes ce que Moïse et les Juges avaient fait plus ou moins 2000 ans auparavant avec les Hébreux dont les premiers clans étaient eux aussi patrilinéaires et endogames. Dès lors il sera admis qu’un Arabe musulman épouse n’importe quelle croyante musulmane quel que soit son clan ou sa tribu, mais aussi n’importe quelle chrétienne ou juive, ou même païenne si celle-ci se convertit à l’islam. Le mariage à l’intérieur du clan garde cependant encore la faveur des lignages nobles.
Dans le système mis en place par Mahomet le musulman peut prendre des épouses en dehors de l’islam. La musulmane par contre ne peut se marier en dehors de l’islam. Elle ne peut épouser un non-musulman. Nous avons déjà trouvé ce mélange d’exogamie pour les hommes et d’endogamie pour les femmes en Inde, où il caractérise les rapports entre certaines castes de statut inégal. Il devait probablement exister en Arabie avant l’islam, entre certaines tribus ou clans de statut inégal et Mahomet n’aurait fait que reprendre cette solution applicable aux rapports entre tribus pour l’élargir aux rapports entre l’islam et les autres appartenances religieuses. Cette disposition fait encore partie des codes du statut personnel de tous les états musulmans même les plus libéraux, la Tunisie par exemple.
Les Hébreux eux aussi avaient sans doute alterné endogamie, hypergamie et même pangamie, s’autorisant à épouser à certaines périodes des non-juives ou à donner leurs filles à des non-juifs, avant de se replier sur une plus stricte endogamie dès qu’ils furent assez nombreux pour s’assurer le contrôle de Canaan (cf. Deut. VII, 3–5, Exode, XXXIV, 15–16, Juges III, 5–6, 1 Rois, XI,1, déjà cité ci-dessus).
Mahomet réussit à unifier les Arabes sous la bannière de l’islam et à le lancer à la conquête du Moyen-Orient. En 10 ans (632–642) les musulmans occupent le terrain de l’Égypte à la Perse, y compris l’Irak et la Syrie. Mais l’islam a fait plus de concessions à l’institution clanique que le judaïsme. Nous avons vu plus haut que d’une certaine manière il la continue en l’élargissant. Par conséquent il n’arrivera qu’imparfaitement à limiter les allégeances claniques qui sont aujourd’hui encore un des obstacles majeurs auxquels s’affronte l’effort d’intégration sociale interne de maints États musulmans contemporains. Les premiers conflits entre « fractions » ou "sectes" musulmanes n’eurent d’ailleurs pas comme origine, ainsi que ce fut le cas pour le christianisme, des questions de doctrine ou de morale mais des violentes querelles « dynastiques » entre clans. La plus connue est celle qui opposa les légitimistes shiites, partisans du clan d’Omar, aux sunnites plus « démocratiques ». Les trois premiers caliphes (Omar, Othman et Ali) furent assassinés par des musulmans. De nos jours encore d’ailleurs les partis ou les fractions politiques à l’intérieur de partis ont souvent dans le monde musulman une composante familiale.
Au début de la conquête arabo-islamique au Moyen-Orient, les Arabes s’imposèrent comme une classe dirigeante, les nouveaux convertis non-arabes (malawis) constituant une caste intermédiaire entre les musulmans arabes et les non-musulmans protégés ou dhimmis (Lewis, 1984, p. 64). À l’Est ( Syrie, Irak, Iran), les malawis, d’un niveau culturel plus élevé que les Arabes finirent cependant par absorber ces derniers pour former un nouvel ensemble, celui des croyants, et le christianisme y survécut. A l’Ouest cependant (Maghreb) ce furent les malawis qui furent assimilés et le christianisme y fut complètement éradiqué.
La dhimma
Au début de sa carrière, Mahomet proposera aux juifs et chrétiens vivant sur le sol arabe de se convertir à l’islam, achèvement de la révélation, sceau de la prophétie, forme parfaite du judaïsme et du christianisme à la fois. Devant la réticence d’une grande partie d’entre eux, il leur accordera la « protection » de l’islam en contrepartie du paiement d’une taxe spéciale supplémentaire, la djizya dont il est précisé que son recouvrement « doit s’accompagner de mépris et d’humiliation » (Lewis, 1986, pp. 30 et 47; voir aussi Coran, IX, 29).
Les athées par contre, ou les polythéistes, sont purement et simplement livrés à la vindicte des musulmans. Le statut jurique particulier accordé aux « peuples du Livre » sera perfectionné par Omar I (634–644) ou Omar II (717–720) et s’appelera la dhimma qui fait des « protégés » des dhimmis (Lewis, 1986, p. 40). Il sera d’application jusqu’en 1856 quand les autorités ottomanes le supprimèrent (Id., p. 84).
Dans l’état musulman originel, tel que les fondamentalistes musulmans (islamistes) voudraient le restaurer, les chrétiens, les juifs et les hindous étaient soumis à la dhimma tandis que les athées, les agnostiques déclarés ou les polythéistes pouvaient être exécutés par n’importe quel musulman, un tel acte ne constituant pas une délit.
En Iran et en Inde, les zoroastriens et les hindous, polythéistes, auraient en principe dû être tous exécutés mais sans doute leur grand nombre poussa-t-il les conquérants musulmans à décider que leur polythéisme n’était qu’apparent. Ils « bénéficièrent » par conséquent du statut de dhimmi (Lewis, 1984, p. 36). Les bouddhistes agnostiques n’auront pas cette chance et c’est certainement à l’islam plutôt qu’à un improbable retour de flamme hindou, qu’il faut attribuer l’élimination du bouddhisme indien au entre le VIIIe-et le XIe siècle2.
Doris Bensimon (p. 28) donne du code de la dhimma la description suivante :
a) Devoirs absolus du dhimmi
1) Ne pas se servir du Livre de Dieu (le Coran) par raillerie, ni en fausser le texte ;
2) Ne pas parler de l’envoyé de Dieu (Mahomed) en termes mensongers ou méprisants ;
3) Ne pas parler du culte de l’islam avec irrévérence ;
4) Ne pas toucher à une femme musulmane, même dans le mariage qui reste absolument interdit entre dhimmi et musulmanes ;
5) Ne pas essayer de détourner un musulman de sa foi et ne rien tenter contre ses possessions ou sa vie ;
6) Ne pas secourir l’ennemi, ni héberger les espions.
La transgression d’une seule de ces conditions font du dhimmi un hors-la-loi passible de la peine de mort.
b) Six autres conditions sont indispensables au traité de protection qui lie musulmans et dhimmi. Leur violation est punie d’amendes :
1) Les dhimmi auront un vêtement distinctif et porteront le zunnar (ceinture) et le ghiyar, pièce d’étoffe qu’ils devraient coudre sur leurs habits ; elle était ordinairement jaune pour les israélites et bleue pour les chrétiens.
2) Les dhimmi ne bâtiront point de maisons plus hautes que celles des musulmans ; leurs synagogues surtout ne devront point s’élever au-dessus des minarets et des mosquées.
3) Les dhimmi ne devront point faire entendre dans les villes musulmanes leurs cloches et leurs trompettes ; ils ne liront pas à haute voix leurs livres religieux ni leurs prières.
4) Ils ne boiront pas de vin en public. Les chrétiens sont astreints, par surcroît, à l’obligation de ne pas montrer leur croix et de ne pas élever au grand jour leurs pourceaux.
5) Les dhimmi, israélites ou chrétiens, devront ensevelir leurs morts en silence, sans faire entendre leurs cris de deuil ou leurs lamentations.
6) Les dhimmi ne se serviront pas de chevaux ; seule leur est laissée l’autorisation de monter sur des mulets ou des ânes ».
De plus il est interdit aux dhimmi de porter des armes « de sorte qu’ils se trouvaient toujours à la merci d’une attaque » dans une société où il était normal de sortir armé ; ils se sentaient donc « dans un perpétuel sentiment d’insécurité qui venait s’ajouter à celui de leur infériorité [...]. Ils n’avaient même pas le droit de se défendre quand les gamins leur lançaient des pierres – forme de distraction qui dans beaucoup d’endroits, s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Pour sa protection, le dhimmi devait s’en remettre aux autorités qui, en général, la lui accordait. Mais en période de troubles et de désordre, il arrivait parfois qu’elle lui fît défaut » (Lewis, 1986, pp. 53 et 191).
Leurs femmes ne peuvent porter le voile, le visage découvert étant associé à la condition servile, « tandis que le visage voilé symbolisait la vertu et la bienséance » . Les dhimmi doivent laisser le haut du pavé aux musulmans et baisser les yeux s’ils croisent le regard de musulmans, « ils doivent manifester du respect non seulement envers l’islam mais aussi envers chaque musulman pris individuellement » (Id., pp. 55–56). A cet égard Lewis cite les règles que l’islam iranien voulut imposer aux juifs de Hamadan vers 1892 :
« Dans la rue, un juif ne doit jamais dépasser un musulman. Quand il s’adresse à un musulman, il doit veiller à ne pas élever la voix. C’est d’un ton respectueux et mal assuré que le créancier juif réclamera son dû à un musulman. Si un musulman insulte un juif, celui-ci doit baisser la tête et garder le silence ».
A Séville au XIIe siècle, la réglementation du commerce stipule que « Il n’est pas permis à un musulman de masser un juif ou un chrétien, de ramasser ses ordures, ni de nettoyer ses latrines. Ce genre de métier convient mieux au juif et au chrétien, car ce sont des êtres vils » (Ibid.). En général leur témoignage devant un tribunal a, comme celui des femmes, moins de valeur que celui d’une musulman et le prix du sang (indemnité) pour le meurtre d’un musulman est plus élevé que pour celui d’un dhimmi (Id., p. 44). Edward Lane écrit à propos des juifs égyptiens au XIXe siècle : « Actuellement ils sont moins opprimés; toutefois c’est à peine s’ils osent proférer le moindre mot quand un Arabe ou un Turc de la pire espèce les bat injustement ou les agonit d’injures. En effet plus d’un juif a été exécuté sur la foi d’une dénonciation malveillante qui l’accusait à tort d’avoir proféré des paroles irrespectueuses à l’égard du Coran ou du Prophète » (cité par Lewis, p. 57).
En Iran, à certaines époques, les dhimmi ne pouvaient hériter d’un musulman tandis que ses héritiers musulmans éventuels avaient la priorité sur ses héritiers dhimmi (Id., p. 43). « Toutes ces réglementations » commente Lewis (p. 54) « avaient en commun de symboliser et de perpétuer l’infériorité sociale des dhimmi et du même coup la supériorité des musulmans ». La djizya est la condition de la protection. Si le dhimmi ne peut s’en acquitter il n’est plus « protégé » et est dès lors livré, comme n’importe quel païen, à l’arbitraire des humeurs de n’importe quel musulman.
On comprend que ce genre de « tolérance » qui dura 12 siècles jusqu’au XIXe siècle et qui a été restauré en Iran et au Soudan par exemple, ait assuré à la Pax Islamica un relatif succès. Il est vrai cependant que le statut des dhimmi connut des fluctuations dans son application. Il fut souvent négligé dans les périodes fastes de l’Islam et lorsque ce dernier était en paix avec les puissances chrétiennes. Les juristes — à l’encontre des théologiens — accordaient surtout de l’importance à l’aspect fiscal, plutôt que social et religieux, de la dhimma (Id., p. 30). Il est aussi à noter que si la dhimma ne fait plus partie du droit civil de la plupart des états musulmans contemporains, les théologiens ne l’ont toujours pas abolie (Bensimon, p. 29).
A différentes reprises au cours de ces 12 siècles, et à différents endroits, cette paix islamique fut interrompue par des éruptions de colère des masses musulmanes dont les dhimmi furent les boucs émissaires tout désignés. La persécution fut parfois aussi « administrative » lorsque les états, par exemple, remettait en vigueur la dhimma dont l’application s’était relâchée, en aggravait les modalités d’application, provoquait des pogromes ou négligeait de les réprimer.
1Martial Sahlins, « The Segmentary Lineage : An Organization of predatory Expansion », American Anthropologist, n°63 : pp. 322–45, 1961 , R.-M. Netting, « Kofyar Armed Conflict : Social Causes and Consequences » in Journal of Anthropological Research, 1974, 30, 3, pp. 139–163, et D. Bensimon, Israéliens : des juifs et des Arabes, pp. 374–378 et 418–421.
2Notons que c’est grâce à un pirouette théologique semblable que les riches bouddhistes chinois et autres bénéficient de la tolérance des états musulmans d’Indonésie et de Malaisie : alors que le bouddhisme orthodoxe est sans équivoque possible, parfaitement athée, l’Adibuddha, ou Bouddha primordial du bouddhisme mahayana est considéré par les autorités de ces états comme l’équivalent structurel d’un Dieu créateur unique, ce qui leur permet de sauver la face et les principes en même temps que de percevoir de substantiels revenus fiscaux.